JAZZ MAGAZINE, 22nd August 2025 (Piano Solo Concert Review)

Je retrouve la pianiste Coréenne Francesca Han entendue à Arles à Jazz au Méjan il y a deux ans. J’avais écrit un article qui me semblait pourtant définitif avec  par exemple Elle nous saisit au départ par une fragilité apparente, vite démentie, une douceur qui peut s’avérer violente, une sûreté d’exécution quel que soit le registre.

Aussi je me suis demandée ce que j’allais bien pouvoir rajouter de pertinent à ce programme qui mixe plusieurs albums dont le magnifique Exude enregistré avec le trompettiste Ralph Alessi, un duo raffiné et subtil qui pratique un jazz de chambre mettant en valeur la qualité du son et du silence. Plutôt enclins à des confidences mélancoliques, ils se livraient tous deux à une sorte de récital, tout un art de pièces vives, libres, délicatement impressionnistes. Mais ce soir il s’agit d’un solo : peut-on parler d’une certaine propension de la pianiste à subvertir les formes des standards même, à les tordre à sa volonté ? Toujours sous tension sans que cela n’entraîne de rigidités douloureuses, elle interprète et surtout improvise. Une exploration très personnelle, une écriture dense qui prend des libertés avec par exemple le traditionnel « Arirang » ou mieux le thème d’« A bout de souffle » de Martial Solal. Sans parler du dernier rappel « Body and Soul » plus que revisité. L’expérience du live est décidément surprenante et chaque concert est autre : je n’ai pas reconnu beaucoup de titres ni cet « Arirang » que chante sa compatriote Youn Sun Nah de façon plus classique ni le « Count Yourself”, hommage à Coltrane et son mythique « Count Down ». Car c’est la manière de jouer qui fait la jazzwoman, jouer comme l’on est, ce que l’on est et mettre sur la table ses tripes à chaque fois comme si c’était la dernière.

Dans un jeu incessant de recul et d’affrontement avec le public, comme tiraillée entre la crainte de révéler ses « tourments » intérieurs et une urgence cathartique de se mettre à nu. Quelque chose qui s’apparente à une violence désirante, qui rend la scène magnétique. Une volonté claire, vigoureuse la fait sortir de son calme apparent. Elle a su se détacher de toutes les influences pianistiques de Bill Evans à Martial Solal pour imposer sa dramaturgie propre, habitée d’une sorte de frénésie de jouer, entre emportement et hallucination ! Pas une pièce qui ne mêle élégance mélodique, toute classique et rigueur rythmique, mélancolie douce et « chaud obscur » d’ un jazz sans fioriture qui touche à l’essentiel. Une véritable dramaturgie de la musique, pas seulement dans l’architecture du solo, mais aussi dans l’art de mener des ruptures franches et surprenantes. Insolite, toujours imprévisible dans ses intonations, elle invente ses pensées dans ce jazz instrumental à fleur de touche, de peau. Francesca Han joue un corps à corps sans merci avec son instrument fondamental. Se laissant dériver au fil de la mélodie et du courant qui surgit. Une mise à l’épreuve à chaque nouveau concert. Etre musicienne ou rien d’autre. D’une force exceptionnelle, sa musique fait oublier les faux semblants, les belles mélodies, vérités romanesques ou mensonges romantiques, en revenir au coeur qui bat, au corps qui s’abandonne avec fièvre et impulsivité. Des audaces qu’elle échafaude, déroutante de prime abord. Au détour d’un passage plus lent, une acalmie surgit après l’orage qui s’est déversé sur le clavier, creusant des zébrures intimes entre élan et apaisement. Du caractère et du cran pour une pianiste assurément singulière.


Difficile de la prendre en photo même de près car elle se dissimule derrière son instrument, se redresse, salue et disparaît très vite en tournant les talons alors qu’elle parle et présente ses titres d’une voix douce, sobrement, au sortir d’un songe qui l’a emportée très loin.

Je ne sais comment le jazz est entré dans son univers, elle qui a le maintien, l’élégance d’une concertiste qui navigue entre jazz et classique. Francesca Han s’est frottée depuis longtemps à diverses cultures qui irriguent son inspiration. Je ne peux m’empêcher de comparer alors son parcours de jeune Coréenne partie faire ses études musicales aux États-Unis… revenue pour repartir au Japon (double exil)… avant de s’arrêter dans le sud de la France à Salon en 2019,  à la lumière du film bouleversant et pourtant sans pathos de Céline Song Past Times (2023) qui présente certaines similitudes dans le parcours d’une artiste entre deux mondes. Maîtrisant tous ces apports, Francesca Han sait mettre en valeur le son et ses couleurs mais aussi le silence. Ainsi en est-il du premier thème«Little White Stone», mais aussi de ce « Chrysanthemum » for Kibuchi ( l’un des maîtres japonais) issu d’Exude mais aussi le « November Cotton Flower» de Marion Brown (1979 ) réuni sans que cela ne s’entende vraiment au « Musichien »du pianiste free François Tusques, chef de bande des années soixante-dix, créateur d’ “ateliers de jazz populaire” à la recherche de musiques de danse, festives avec une fonction sociale, ancrées dans leur région basque, bretonne ou corse

Et pour clore ce concert unique, elle choisit librement dans son vaste répertoire le Think of one de Thelonius Monk en respectant le rythme saccadé et sautillant du maître : plus désarticulée et expressive, son jeu a une qualité précieuse, une plasticité  propre. Pour le rappel, elle revisite de façon déroutante et presque dérangeante le thème solalien, petite ritournelle s’il en est, du film de Godard, retenant parfois son geste, entre suspension, retrait ou au contraire emportement concertiste. Est en question le jeu entre écriture et improvisation, comment finir reste toujours délicat, ne pas laisser passer le moment. On a entendu ce soir tout un art de pièces vives et libres, un récital fougueux, imaginatif.

On attend désormais avec impatience le prochain album au titre mystérieux et très « marseillais »  WAKAN  Being Dantès (!) en trio avec Fred Pasqua et Pierre Fenichel.


Texte & Photo : Sophie Chambon
https://www.jazzmagazine.com/les-news/jazz-live/95655/

Francesca Han